Jésus l’Égyptien, un conte de Noël
Un quart d’heure d’attente ; signe que le président est de mauvaise humeur. Quand enfin l’appariteur fait entrer les deux ministres dans son bureau, la réprimande tombe : « Monsieur le ministre de l’Intérieur, c’est à vous que je m’adresse particulièrement. Les attentats de ces jours-ci démontrent la faillite des services de renseignements et votre incompétence. »
Pendant que le ministre essaye vainement de justifier son action, son collègue le ministre du Tourisme savoure sa sérénité. Que peut-il face à l’annulation massive des séjours touristiques et à la réprobation internationale dénonçant les attentats anti-chrétiens ? Les Frères musulmans ont mitraillé des coptes aux offices de Pâques et des visiteurs déambulant dans un site touristique. Mais il a tort de jouer les innocents. Le président se tourne brusquement vers lui :
« Dans dix jours, je veux une solution. Vous pouvez disposer. Au travail ! »
Le ministre de l’Intérieur salue ironiquement son collègue. Celui-ci sait que tout repose désormais sur lui. Une solution ? Plutôt un miracle ! Autant présenter sur le champ sa démission. Il en fait part à sa femme le soir même. Mya est copte. Elle sourit :
« L’Égypte pharaonique assure les entrées en devises étrangères. Il faut diversifier l’offre tout en réconciliant chrétiens et musulmans. Tu es libre demain soir ? Bien. Nous aurons trois invités. »
Et déjà, elle téléphone au grand rabbin.
« Chère Mya, j’apprécie grandement votre invitation comme j’apprécie nos rencontres interreligieuses. Votre idée est excellente. Mais je ne me sens pas concerné. La fuite en Égypte est, sans vous offenser, un mythe qui ne représente rien pour nous. Il me semble qu’une conversation avec nos deux amis copte et musulman sera très fructueuse. Je vous souhaite une belle rencontre. »
Le lendemain soir, Emba Thomas et Kamel O. s’installent dans le salon autour d’un excellent cocktail. Les deux compères sont de jeunes et brillants théologiens. Et populaires ! Ils ont l’oreille des autorités coptes et musulmanes. Le ministre présente la situation. Mya avance aussitôt quelques idées surprenantes. Et déjà nos théologiens éclatent de rire.
« L’Enfant Jésus pour unir les chrétiens et les musulmans et faire venir les touristes ? Quel drôle d’idée ! s’exclame Thomas.
- Je comprends l’absence de notre ami le rabbin, plaisante Kamel. D’antiques commentaires juifs prétendent que Jésus est né d’une adolescente séduite par un soldat romain… Oublions. Mya, je trouve votre proposition audacieuse. Thomas, qu’en penses-tu ?»
Emba Thomas pose son verre, se lève et conte.
- L’Évangile de Matthieu rapporte que “lorsque les mages furent partis, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je te parle ; car Hérode cherchera le petit enfant pour le faire mourir. Joseph se leva, prit de nuit le petit enfant et sa mère, et se retira en Égypte. Il y resta jusqu'à la mort d'Hérode.” Que s’est-il passé en Égypte ? De vénérables récits antiques le racontent. De Bethléem aux rives du Nil, en passant par Gaza, ce ne sont que rocailles exposées aux brûlures du soleil, aux folies du vent et aux morsures du froid. Les soldats d’Hérode les traquent, des espions s’infiltrent dans les caravanes. Joseph risque des itinéraires hasardeux puis rejoint une autre caravane. Le danger est partout. Des dragons jaillissent d’une grotte. Des bêtes sauvages les entourent. L’épuisement paralyse les jambes. Étrangement, l’enfant et la nature participent à la survie de la petite famille : Jésus apaise dragons et bêtes féroces, un palmier se penche vers Marie pour lui offrir ses fruits sucrés, de l’eau sourd aux pieds de l’arbre pour étancher la soif de Joseph.
Après de longues journées, tous trois, assistés par l’âne, arrivent dans le delta du Nil. Désorientés. Affamés. Assoiffés : Jésus fait jaillir une source. Comment communiquer avec les gens ? Une langue étrangère, des coutumes étranges, une religion incompréhensible. Et toujours la menace d'une dénonciation. Mais il y a pire. Le petit Jésus qui trottine aux côtés de ses parents entre dans un temple. Plus de 300 statues sont disposées en une allée majestueuse. Les statues se penchent respectueusement vers l’enfant et s’écroulent sur son passage. La garde intervient. La foule est furieuse. Il faut s’enfuir. Vers le sud, vers Le Caire. Marie baigne son enfant et lave son linge dans un point d’eau : des plantes aromatiques surgissent du sol. Joseph guide les siens vers le nord-ouest : il trouve refuge auprès d’un sycomore. Et la fuite reprend, sans pause, vers l’ouest, vers le Caire, vers le sud, vers la Moyenne-Égypte. Jésus laisse des traces sur son passage : contour d’un pied sur une large pierre, empreinte d’une main pour retenir l’effondrement d’un rocher, puits, arbre, grotte. Nombreux sont les villages où l’on garde mémoire de son passage. On traverse le Nil sur une felouque. À pied, avec l’âne, en bateau, la famille parcourt plus de 300 km au sud du Caire. L’accueil est chaleureux quelquefois, hostile souvent. Et toujours, toujours cette peur d’être reconnus, arrêtés, tués. Trois ans s’écoulent ainsi jusqu’au point du retour, en Haute-Égypte, sur le mont Qûsqam. Joseph entend l’ange : “Lève-toi , prends le petit enfant et sa mère et va dans le pays d’lsraël, car ceux qui en voulaient à la vie du petit enfant sont morts.” Le voyage a duré plus de trois ans sur près de trois mille kilomètres. »
Thomas s’assoit, reprend son verre. Mya se lève à son tour.
« Merci Emba Thomas. Aujourd’hui, de nombreux monastères, construits dès le iiie siècle, préservent la mémoire du passage de la Sainte Famille en Égypte. Certains sont en ruine. Certains abritent de nombreux moines. Le 22 juin, on fête la venue de Jésus en Égypte. Début janvier, on célèbre l’Épiphanie, la naissance de l’enfant. Mais toi, Kamel, que peux-tu nous dire sur le séjour de Jésus en Égypte ?
- Le Coran déclare : “Nous avons fait du fils de Marie et de sa mère un signe. Nous leur avons donné asile sur une colline tranquille et arrosée.” Issa, fils de Mariam, a été accueilli en Égypte. Les musulmans ne reconnaissent pas la divinité d’Issa mais Issa est l’annonciateur de la venue de Muhammad. Ils ont reconnu la trace du voyage d’Issa et de ses parents. Ils vénèrent ces lieux depuis le xxesiècle. Issa nous unit, chrétiens et musulmans. »
Le ministre semble embarrassé :
« Depuis 2014 nous avons restauré de nombreux sites rappelant le voyage de la Sainte Famille. Ils sont fréquentés par les musulmans et par les coptes, rappelle le ministre. Que faire de plus, Mya ?
- Une route de pèlerinage comportant de nombreuses étapes, chacune à franchir en une journée. Sur cette route, touristes et Égyptiens se côtoieraient, apprendraient à se connaître. L’Enfant Jésus, messie ou prophète, les accueillerait à chaque étape.»
Mya invite Thomas, Kamel et son mari à s’asseoir autour d’un couscous. Elle sert à chacun du thé à la menthe. Dans un silence souriant et rêveur.
Le président regarde attentivement le panneau métallique que lui tend le ministre du Tourisme. Il figure la carte géographique du voyage de la Sainte Famille en Égypte.
« Ces cartes seront placées dans des endroits publics. Les offices du tourisme mettront des dépliants à la disposition des touristes. Un site en ligne sera créé. »
Le président se tourne vers le ministre de l’Intérieur :
« Êtes-vous capable d’assurer la sécurité des pèlerins ? »
En janvier 2021, pour la fête de la Nativité et de l’Épiphanie, les deux ministres inaugurèrent le premier tronçon du pèlerinage en présence des autorités religieuses. Mya, le rabbin, Emba Thomas et Kamel se tenaient à l’écart. Le rabbin leur glissa à l’oreille :
« Quand je pense que c’est un enfant juif qui nous rapproche… »